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Alexandre Venet

Un loup dans la chanson

Analyse de texte

Étude de la chanson populaire Au clair de la lune afin d’en éclairer le double sens ; entre lecture littérale et interprétation. Article long.

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Introduction

La chanson populaire Au clair de la lune daterait du XVIIème ou XVIIIème siècle. Elle présente plusieurs personnages tirés de la commedia dell’arte, qui est un genre de théâtre populaire, né au XVIème siècle en Italie. C’est un genre masqué, sans paroles (ou sans paroles claires), comique bouffon, fondé sur l’improvisation, le canevas et l’expression corporelle. La commedia dell’arte a pour but de divertir, faire rire.

Pierrot est un valet. Il est un développement du Pedrolino italien. Il est amoureux de Colombine. Il peut être joué naïf, poète, rêveur. Il est souvent représenté en larme(s) : il est alors amoureux malheureux. Arlequin est un valet, personnage joyeux, félin, rusé, paresseux, crédule. Il peut aussi être amoureux de Colombine, alors en rivalité avec Pierrot. Colombine est belle, plus rusée qu’Arlequin qu’elle peut manipuler facilement. Elle peut ou non faire partie des valets.

La chanson Au clair de la lune est très connue. On la chante en berceuse aux enfants. Or, son sens n’est pas clair et cela même à travers ses différentes variantes historiques. Voyons ça.

Une première version

Commençons par la version suivante qui semble la plus connue :

  1. Au clair de la lune.
    « Mon ami Pierrot,
    Prête-moi ta plume
    Pour écrire un mot.
    Ma chandelle est morte,
    Je n'ai plus de feu.
    Ouvre-moi ta porte,
    Pour l'amour de Dieu. »
  2. Au clair de la lune.
    Pierrot répondit :
    « Je n'ai pas de plume,
    Je suis dans mon lit.
    Va chez la voisine.
    Je crois qu'elle y est,
    Car dans sa cuisine
    On bat le briquet. »
  3. Au clair de la lune.
    S’en fut Arlequin
    Tenter la fortune,
    Au logis voisin.
    — Qui frapp' de la sorte ?
    Dit-elle à son tour.
    — Ouvrez votre porte
    Pour le dieu d'amour.
  4. Au clair de la lune.
    On n'y voit qu'un peu.
    On chercha la plume,
    On chercha le feu.
    En cherchant d'la sorte,
    Je n'sais c'qu'on trouva
    Mais je sais qu'la porte
    Sur eux se ferma.

Analyse 1

Couplet 1

Au clair de la lune, La scène se déroule de nuit, au clair de lune. La luminosité permet de voir les objets mais n’est pas suffisante pour, par exemple, lire de petites lettres. C’est le thème de la chanson que l’on retrouve à tous les couplets.

« Mon ami Pierrot, On ne sait pas qui parle, mais cette personne se dit « ami » du personnage Pierrot.

Prête-moi ta plume Pour écrire un mot. C’est un ordre au discours direct. Le personnage réclame de Pierrot de lui fournir un objet, une plume, pour écrire un message ; un « mot » désigne souvent un texte court. En effet, la plume trempée dans de l’encre est à l’époque utilisée pour écrire ou dessiner.

Ici, on peut supposer soit que le personnage a déjà de l’encre et du papier puisqu’il n’en demande pas. Ou bien, il n’en a pas non plus et demander une plume revient à demander de quoi écrire (plume, encrier et papier).

On peut supposer que « mon ami » est une formule rhétorique afin de persuader Pierrot : on se dit ami pour favoriser le don qu’on espère. Donc, le personnage inconnu n’est pas nécessairement ce qu'il dit être.

Ma chandelle est morte, Je n'ai plus de feu. Ici est donnée la raison de la réclamation : le personnage n’a plus de lumière, donc il ne peut plus écrire son message. Il n’a pas non plus de quoi allumer une nouvelle lumière, à savoir un briquet ; « battre le briquet » signifie : tenter de produire une étincelle en frappant une pierre spéciale.

Ce personnage ne peut pas non plus écrire à la lumière de la lune car cette lumière est insuffisante pour ce faire.

Donc, le personnage veut écrire un message, il n’a pas de quoi écrire et va pour ce faire chez Pierrot.

Sans doute, Pierrot a de quoi écrire. Pourquoi ? Parce qu’il est amoureux d’une femme, Colombine, et qu’en jeune homme sensible et passionné mais aussi éconduit, Pierrot exprime sans doute son sentiment à l’écrit, par exemple dans de beaux poèmes. Donc, demander à Pierrot de quoi écrire, c’est être sûr de trouver tout ce qu’il faut. Mais encore faut-il que Pierrot accepte de prêter ses affaires.

Ouvre-moi ta porte, Pour l'amour de Dieu. » Nouvelle réclamation, insistant sur la précarité de la situation. On peut penser que l’inconnu est dehors en pleine nuit, ce qui fait de lui une cible facile pour une bête sauvage comme le loup. Ou bien, c’est une prière du fond du coeur, exprimant l’importance d’écrire ce message (on ne se lèverait pas la nuit au risque d’un danger prédateur pour demander de quoi écrire si ce n’était pas important).

Or, Pierrot est valet ; où dort en général un valet ? L’inconnu frappe-t-il à la porte de la maison de Pierrot, ou bien de la maison du maître où dort Pierrot ?

Insister sur « ouvrir la porte » peut indiquer que la porte est verrouillée (verrou, barre).

L’inconnu en appelle à « l’amour de Dieu », c’est-à-dire en appelle à une bonne volonté, une bonne intention, qui se traduit donc en action, en particulier celle qui satisfera la demande.

Couplet 2

Pierrot répond qu’il n’a pas de plume.

Problème : soit il n’était pas certain que Pierrot avait de quoi écrire et alors il faut corriger ce qui a été dit précédemment (Pierrot, poète, n’écrit peut-être pas souvent, voire est un poète aveugle comme Homère), soit il y a une autre raison, plus circonstanciée qui fait que Pierrot n’a pas de quoi écrire.

On peut se demander la chose suivante : à l’époque, était-il facile d’obtenir une plume pour écrire ? Ainsi, avoir une seule plume était déjà remarquable ou bien pouvait-on facilement s’en procurer plusieurs de façon tout à fait ordinaire ? Qu’en est-il de la disponibilité d’une plume chez un valet, en particulier en commedia dell’arte ?

Je suis dans mon lit. Pierrot est indisposé.

On peut rapprocher cette réplique de la précédente pour penser un Pierrot contrarié. Il répond « je n’ai pas de plume, je suis dans mon lit » comme nous dirions : je n’ai rien, fiche-moi la paix !

Dans ce sens, on peut aussi imaginer que Pierrot n’a pas de plume car, tout simplement, il s’en sert ; peut-être pour écrire un mot, lui aussi, en particulier à Colombine.

Va chez la voisine. Je crois qu'elle y est, Car dans sa cuisine On bat le briquet. » Pierrot donne un conseil, ou envoie balader l’inconnu. Il renvoie ce dernier à la voisine. Cette voisine n’est pas identifiée.

Or, Pierrot ne répond pas à la demande de lumière (« chandelle morte », « plus de feu »). A-t-il aussi éliminé cela dans sa contrariété ? Ou bien faut-il interpréter différemment ?

Pierrot perçoit (vue, ouïe, vibrations ?) qu’on utilise un briquet chez la voisine. Alors, il pense que la voisine est chez elle en train d’allumer du feu.

Or, s’il perçoit le battage de briquet, c’est que Pierrot n’est pas très loin de la voisine (on imagine mal entendre ou voir quelqu’un utiliser un briquet à des lieues de distance). Donc, la situation se précise : il semble que les personnages se situent dans le même lieu, par exemple dans le même couloir d’une maison, ouvrant sur les chambres des valets (pas de loup de prédateur en pleine forêt). Mais alors, question : qui est l’inconnu ? Un valet aussi ?

Par suite, il est évident que « la voisine » n’est pas Colombine car Pierrot ne conseillerait pas à un homme d’aller voir en pleine nuit la femme dont lui est amoureux (il serait alors jaloux ou inquiet – et on imagine mal Pierrot naïf aimer être jaloux ou trahi...).

Question : dans « je crois qu’elle y est », à quoi se rapporte « elle » ? La plume ou la voisine ?

Si c’est la plume : que fait la plume chez la voisine ? Ici, toutes sortes de situations sont possibles. C’est Colombine qui a demandé à Pierrot une plume pour écrire un mot à l’homme qu’elle aime mais sans révéler l’identité du bonhomme, et Pierrot s’enflamme car il pense que c’est de lui qu’il est question et son amour va enfin être comblé. Ou bien, Pierrot écrit avec quelqu’un pour parfaire ses vers et il a oublié de reprendre sa plume. Ou bien, la voisine lui a demandé sa plume pour écrire un mot, et Pierrot n’a pas de rapport dans cette situation. Ou bien, Pierrot a déjà été comblé d’une manière ou d’une autre et sa plume est restée quelque part ; mais alors Pierrot se satisfait-il avec la voisine (en écrivant aussi des poèmes puis en faisant autre chose…) ou bien, tout entier à la satisfaction de son rapport avec Colombine, en a-t-il oublié que la voisine est sa bien-aimée ? Tout ceci est éminemment commedia dell’arte.

Si c’est la voisine : Pierrot veut dire qu’il croit que la voisine est chez elle, mais alors la formule est étrange. Mais malgré l’étrangeté de la tournure, l’argument est plus crédible que le précédent : c’est « car » on essaie d’allumer le feu dans la cuisine que Pierrot pense que la voisine est chez elle.

Couplet 3

S’en fut Arlequin. L’identité de l’inconnu est révélée, c’est Arlequin, un valet. La situation est clarifiée : on est entre gens de la même maison, peut-être dans le même couloir.

Tenter la fortune, Au logis voisin, Arlequin va donc chez la voisine qui est dans son « logis ». Mais le terme peut désigner une autre maison comme la chambre où réside habituellement la voisine lorsqu’elle ne travaille pas pour le maître.

Or, il va « tenter la fortune », c’est-à-dire tenter sa chance, essayer. Donc, il n’est pas certain qu’il trouvera de quoi écrire chez la voisine. Du moins, on peut penser qu’il est moins certain de trouver de quoi écrire chez la voisine que chez Pierrot.

— Qui frapp' de la sorte ? Dit-elle à son tour. La voisine demande à ce que le visisteur se fasse connaître.

La porte est-elle aussi verrouillée, comme chez Pierrot ? Ou bien, Arlequin est-il arrêté à une politesse, une convention (on n’entre pas chez les gens comme ça) ?

— Ouvrez votre porte Pour le dieu d'amour. Rappel de l’insistance faite à Pierrot, mais les termes sont inversés : « amour de Dieu » / « dieu d’amour ». Pourquoi ce renversement de termes ? Que vient faire le « dieu d’amour » dans l’histoire ? Peut-être apprend-on maintenant les motivations d’Arlequin : c’est le désir qui le presse au clair de lune. Ou bien, la voisine a-t-elle des pouvoirs magiques transformant les désirs les plus purs en les plus vils dès qu’on frappe à sa porte ; pas étonnant que Pierrot en ait perdu sa plume s’il y est allé… mais pourquoi y serait-il allé ? Eh bien, pour la magie… ?

Cette indication « dieu d’amour » semble étrange dans le contexte.

Arlequin ne dit pas qui il est. Sa voix est-elle reconnaissable, suffisamment pour savoir qui il est ? Ou bien, en appeler au dieu d’amour est-il suffisant… donc, pas besoin de savoir qui est là, on sait pourquoi on est là. Cela sous-entend que la voisine est encline à faire certaines choses ; il suffit de demander. Mais alors, la chanson change vraiment de tour.

Couplet 4

On n'y voit qu'un peu. Il fait noir à l’intérieur.

On chercha la plume, La voisine et Arlequin cherchent la plume. Or, ne vaut-il pas mieux allumer la lumière pour ce faire ? Peut-être est-on très pressé. Pourquoi tant de hâte ?

On chercha le feu. La voisine allume le feu, ou la rallume. On « cherche », même avec un briquet, car rien n’est assuré.

En cherchant d'la sorte, Je n'sais c'qu'on trouva On imagine des choses biens roses… Silence suggestif.

Qui est ce narrateur qui entre en scène ? Est-ce un témoin oculaire ou le chanteur ?

Mais je sais qu'la porte Sur eux se ferma. On n’en saura pas plus. C’est-à-dire : on ne verra rien, on n’entendra rien, on ne chantera plus.

Or, comment peut-on ne rien savoir de plus quand Pierrot, lui, a perçu qu’on « bat le briquet » chez la voisine ? Donc, c’est une fin pudique. La chanson ne peut donc pas s’arrêter à une interprétation littérale. Reprenons.

Analyse 2

Couplet 1

C’est la nuit, au clair de la lune ; peut-être même une nuit de pleine lune, celle qui empêche de dormir, et tourmente de passions. Donc, personne ne dort chez les valets.

Arlequin toque chez Pierrot. Il lui demande, rusant l’amitié, de lui prêter sa plume pour écrire un message. Arlequin veut donc écrire quelque chose à quelqu’un d’autre mais n’a rien pour ce faire. Arlequin vise-t-il à écrire un mot doux à Colombine ? Ce n’est pas exclu. Il irait alors demander à son rival Pierrot un petit coup de main.

Ma chandelle est morte, Je n'ai plus de feu. Le texte est érotique : « chandelle » désigne le pénis ; « Je n’ai plus de feu » signifie : je n’ai plus d’ardeur. Donc, Arlequin se plaint que sa verge soit en berne.

Ouvre-moi ta porte, Pour l'amour de Dieu. » Évidemment, la prière est comique et flirte le blasphème : on invoque Dieu au nom de l’amour pour un plaisir sexuel hors mariage, alors que Dieu condamne ce plaisir hors mariage au nom de l’amour.

Or, quel rapport y a-t-il entre les sous-entendus sexuels et la demande de quoi écrire ?

Couplet 2

Pierrot répond : il n’a pas de plume, il est dans son lit. Peut-être est-il en colère. Peut-être ne veut-il pas dire qu’il est en train d’écrire, lui aussi, un mot : « Pierrot la lune » est tout entier à son inspiration, à savoir la belle Colombine qui jamais ne lui répond.

Pierrot conseille Arlequin d’aller chez la voisine. Là, il est certain qu’il sera satisfait car Pierrot perçoit que dans la cuisine de cette voisine, on « bat le briquet », c’est-à-dire que dans le noir ou la lumière, à table ou au piano, on a un rapport sexuel. Ou bien, Pierrot ne perçoit rien mais sait qu'en général, on bat le briquet chez la voisine, ce qui explique qu'il ne soit nullement question de percevoir quoi que ce soit.

Couplet 3

Arlequin va donc chez la voisine tenter la chance, à savoir le diable : peut-être que là, on lui donnera ce qu’il désire.

Arlequin frappe à la porte. « Qui est-ce ? » Il ne dit rien, il réclame qu’on ouvre la porte au nom du « dieu d’amour ». Voilà, sa demande est claire : il veut « battre le briquet ». En plus, l’envie est pressante ; pas le temps de dire qui est là, l’intention est claire.

Or, si on admet que Pierrot a perçu le battage de briquet dans la cuisine, alors c'est qu'on bat le briquet actuellement. Donc, Arlequin initie un ménage à plusieurs. Ou bien, le battage s’est terminé pendant qu’il se rendait chez la voisine et le nocturne producteur d’étincelles précédent (ou « les », je ne sais pas…) s’en est allé ; bon, au suivant. Ou bien, il y a déjà un ménage à plusieurs…

Or, qui est la voisine ? Quel est son logis ? La chambre à côté de celle de Pierrot, ou une maison du quartier ?

Toutefois, on ne comprend pas la demande de « plume ». S’agit-il d’une expression libertine dont le sens est perdu ? Ou bien faut-il plutôt revenir à la version de la chanson qui utilise le terme « lume » ?

Analyse 3

Dans une autre version de la chanson, Arlequin cherche la « lume », c’est-à-dire la lumière, qui peut être tant physique qu’intellectuelle (c’est alors l’inspiration, la connaissance).

Couplet 1

Arlequin cherche à rallumer le feu, c’est-à-dire, son ardeur sexuelle. Pourquoi va-t-il chez Pierrot pour demander cela ? Car chez Pierrot, il y a du feu à foison : soit qu’avec Colombine qui l’a fait attendre, c’est ardent, soit que Colombine le retardant encore il en conçoive une ardeur renouvelée.

Alors, Arlequin désirait-il faire une nuit à plusieurs ? Désirait-il du feu avec Pierrot en particulier ou « pourquoi pas lui » ? Pierrot, conformément à son personnage, est-il seul ? Avec quelqu’un, Colombine ? Mystères d’une nuit de passion…

Quoi qu’il en soit, Arlequin demande des lumières pour « écrire un mot ». Le sens n’est pas clair. Peut-être est-ce un prétexte pour ne pas avouer la véritable raison ; mais alors pourquoi préciser que sa « chandelle est morte » et qu’il n’a « plus de feu », ce qui explicite la véritable raison ? Est-ce un langage codé pour ne pas être compris des maîtres, prompts peut-être à punir les valets pour leurs désordres et leur débauche ? On peut penser qu’une partie de la réplique d’Arlequin est dite à haute voix tandis que l’autre est chuchotée.

Couplet 2

Pierrot n’a pas de lume, il est dans son lit. Bref, feu est éteint ; Arlequin doit se rallumer ailleurs.

De là, plusieurs possibilités. Soit Pierrot est seul et il veut dormir, ou vaquer à ses propres occupations. Soit Pierrot est avec Colombine mais hélas pour Arlequin, le plaisir est consommé. Soit Pierrot conçoit un feu sacré et exclusif avec Colombine et se refuse à quiconque (mais alors pourquoi Arlequin vient-il le voir ? Est-il prévenu ?). Soit Pierrot est avec quelqu’un d’autre. Bref, on ne connait pas le motif exact de l’indisponibilité.

Peu importe, l’affaire est impossible chez Pierrot. Il lui conseille de tenter chez la voisine, car chez elle, on s’y donne en effet.

Couplet 3

Arlequin va chez la voisine.

« Toc toc ». « Qui est-là » ? « Ouvrez. » « Dieu d’amour. » Et voilà, on y est… On peut supposer que la voisine n’a rien vu car Arlequin est venue derrière elle ; histoire de positions dans le noir, la porte était ouverte… On peut même supposer qu’Arlequin est sorti nu de chez lui et que chez la voisine, l’ardeur retrouvée, il suffit d’annoncer pour s’introduire.

Couplet 4

Battage de briquet : on se cherche, on s’alimente, on se trouve. Le feu revient, et la lumière fut ; jaillissement moqueur. Fermons la porte pour ne pas tomber dans le lubrique.

Or, on ne comprend toujours pas le sens du « mot » à écrire. Peut-être trouverons-nous une réponse avec encore une autre version de la chanson.

Analyse 4

Une version de la chanson remplace « Arlequin » par « lubin ». Qu’est-ce que ça change ? Cela change le couplet 3 :

  1. Au clair de la lune,
    L'aimable Lubin
    Frappe chez la brune,
    Ell' répond soudain :
    – Qui frapp’ de la sorte ?
    Il dit à son tour :
    – Ouvrez votre porte
    Pour le dieu d’amour.

On apprend que la voisine est « brune ». Le brun s’oppose au blond. Le blond symbole de pureté, de lumière ; le brun symbole de vice et d’obscurité. On trouve ici le couple « vertu/vice » dans la représentation morale que la tradition a transmise. Donc, la voisine est une « femme de mauvaise vie », une prostituée ; ou simplement une femme qui satisfait ses désirs, dans une représentation plus ouverte.

Qu’est-ce qu’un lubin ? Une variante de « lupin ». Qu’est-ce qu’un lupin ? Du latin lupinum : une plante nommée « herbe aux loups ». Du latin lupinus : « loup », « de loup ». À première vue, la présence d’un loup dans cette chanson semble convenir heureusement : c’est un avide, en particulier de plaisir sexuel.

Le lubin apparaît dans un poème de Clément Marot, La ballade de frère Lubin. « Frère lubin » est un terme satirique au Moyen-Âge pour désigner un moine qui cherche à satisfaire ses désirs bien terrestres : un loup sous l’habit saint. Citons l’auteur : « pour faire quelque chose vile, Frère Lubin le fera bien », « Pour débaucher par un doux style, Quelque fille de bon maintien, Point ne faut de vieille subtile, Frère Lubin le fera bien ».

Alors, comment lire l’histoire ?

Couplet 1

Une nuit au clair de lune, un moine que le désir terrestre travaille va toquer chez Pierrot, un des valets d’une maison de ville, où il semble possible de trouver ce qu’il cherche. Les nuits de pleine lune, on le sait, les humains se transforment en loup… gare au loup, garou.

Il demande à Pierrot, lui disant que son ardeur est éteinte, de lui prêter sa lumière (au sens propre – ou figuré : son inspiration, ses connaissances). Ainsi, il pourra « écrire un mot », n’est-ce pas, c’est pour la bonne cause, la cause divine, les bonnes oeuvres… Sans doute que le langage codé est nécessaire car on pourrait entendre Lubin, ce qui nuirait à sa réputation ; mais sa réputation n’est plus à faire, sinon ce ne serait pas Lubin… Enfin, Lubin croit peut-être berner son monde, et c’est très drôle.

Couplet 2

Pierrot a tout compris.

Il y a deux possibilités : soit Lubin vient voir Pierrot pour faire ensemble des choses roses, soit Lubin demande à Pierrot des conseils car Pierrot, dans sa solitude passionnée pour Colombine, se satisfait néanmoins par ailleurs et donc peut être une bonne source de conseils à ce sujet.

Or, Pierrot n’a rien pour rallumer le feu, il est au lit. Bref, il n’est pas disposé ; soit parce qu’il dort, soit parce qu’il est lui aussi occupé (seul ou avec Colombine, ou avec une autre, ou à écrire, etc.).

Il conseille au loup de se rendre chez la voisine, car apparemment, on exulte dans la cuisine.

Mais alors, comment Lubin n’a-t-il pas perçu cette exultation ? On est donc tenté de penser que Lubin voulait effectivement visiter Pierrot pour Pierrot même (et si Pierrot est avec Colombine ou une autre, motif de l’indisposition, eh bien… soit, Lubin aurait fait avec ce qu’il a et « il le fera bien »). Ou bien, Pierrot sait que chez la voisine, on a certaines habitudes et pratiques.

Couplet 3

Lubin se rend chez la brune. Il frappe à la porte.

Lubin est dit « aimable ». D’abord, il s’exprime comme il faut : en clair, il dit tout à mot couvert, il est « sage » et on peut l’aimer pour cela. Ensuite, cela signifie qu’il ne fait pas illusion, comme dans l’ironique « quelle aimable plaisanterie ! », et ici on se moque ouvertement de lui.

La voisine est une « brune » ; doit-on en déduire qu’elle est louve ? Ainsi, le couple nocturne est formé.

« Qui frapp’ de la sorte ? » répond-elle « soudain » ; soudain, soit de surprise (est-ce son précédent visiteur qui revient ?), soit parce que, dans le feu de l’action, on ne contrôle pas toujours son expression, soit encore parce qu’elle est d’une nature un peu brutale ?

Que signifie cette « sorte » de frapper à la porte ? Faut-il comprendre que Lubin, n’y tenant plus à mesure qu’il s’approche et perçoit les ébats, frappe avec force et insistance ? Mais alors, cela n’aurait rien d’aimable au sens premier du terme. Donc, c’est plutôt le second sens qu’il faut prendre : Lubin ne fait illusion sur personne. Enfin, doit-on aussi penser que Lubin a fini sa transformation en loup et qu’à présent, voici venir la bête, bête qui « frappe à la porte » selon sa nature (gratter, par exemple) ?

Lubin est excité, pas le temps de s’annoncer. « Ouvrez votre porte, » autant dire, permettez l’introduction. On sait à qui on a affaire (des deux points de vue) : cela sous-entend-il que Lubin et la brune se connaissent ? Ah, l’habitué du clair de lune… En tout cas, la transformation en loup n’est pas achevée puisque Lubin peut encore parler, formuler des phrases ; mais peut-être faut-il imaginer que le désir l’étrangle et qu’il a la même « sorte » de parler que celle de « frapper » à la porte. Le loup arrive.

Couplet 4

Dans le noir, on ne voit rien. « On chercha la lume », ou « le feu », façons de dire… Le langage codé est-il devenu un jeu érotique ? Malheureusement, on n’en saura rien ; mais cette porte qui clôt la chanson suggère de nombreux ébats… pardon, débats.

Conclusion

La chanson a donc un double sens : à travers une situation très concrète, on y pense nudité, rapports sexuels de toute sorte, butinage, bestialité… Pourtant, elle est chantée aux enfants. Est-ce scandaleux ? Pas du tout ! C’est une façon drôle et joyeuse d’ouvrir à la culture et transmettre des connaissances : désir, sexualité, théâtre populaire, jeu de langage, humour, mythologie, cohérence, contradiction, interprétation… et tout ceci n’est-il pas bon ? Au clair de la lune est donc une oeuvre riche, foisonnante... disons, profonde.

La version de la chanson, dans son double sens le plus clair, est la suivante :

  1. Au clair de la lune.
    « Mon ami Pierrot,
    Prête-moi ta lume
    Pour écrire un mot.
    Ma chandelle est morte,
    Je n'ai plus de feu.
    Ouvre-moi ta porte,
    Pour l'amour de Dieu. »
  2. Au clair de la lune.
    Pierrot répondit :
    « Je n'ai pas de lume,
    Je suis dans mon lit.
    Va chez la voisine.
    Je crois qu'elle y est,
    Car dans sa cuisine
    On bat le briquet. »
  3. Au clair de la lune.
    L'aimable lubin
    Frappe chez la brune,
    Elle répond soudain :
    — Qui frapp' de la sorte ?
    Il dit à son tour :
    — Ouvrez votre porte
    Pour le dieu d'amour
  4. Au clair de la lune.
    On n'y voit qu'un peu.
    On chercha la lume,
    On chercha le feu.
    En cherchant d'la sorte,
    Je n'sais c'qu'on trouva
    Mais je sais qu'la porte
    Sur eux se ferma.

On peut se demander si les autres versions de la chanson, lorsqu’elle est destinée aux enfants, ne sont pas des tentatives d’atténuation de la dimension érotique. Pour cette analyse, je suis parti de la version la plus « sage » pour remonter à celle dont le sens est le plus clair et cohérent. S’il s’agit bien d’atténuations, j’espère que l’analyse proposée ici a montré que ces possibles tentatives masquaient mal le second niveau d’interprétation.

Références

Voici les documents étudiés pour cet article :

www.alhomepage.com/articles/2019-07-20-un-loup-dans-la-chanson

Par Alexandre Venet, le 20-07-2019

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